vendredi 6 janvier 2012

Kit Brown ; photographe américain ?



Photo : Kit Brown

« Après avoir vu ces photos, on finit par ne plus savoir si un juke-box est plus triste qu’un cercueil. »
Jack Kerouac – préface The Americans (Robert Franck)

Kit Brown ; homme de nulle part, de partout. Né en Afrique, il a parcouru le monde avec ses parents, de l’Indonésie à Genève en passant par le Mexique avant de s’en aller faire ses études à Philadelphie. Si le parcours est atypique, il en définit un peu la personnalité incroyable du bonhomme. Un éveillé, un libre penseur, une personne à l’écoute, intéressée par mille choses, et son œil… A retina’s satori… l’étrangeté de ses photographies, la lumière, le grain, le cadrage, quelque chose d’unique. Il développe ses photos dans une instinctivité primaire, un déferlement sensoriel capté chimiquement. Parlant un anglais improbable, Kit Brown est véritablement unique, le citoyen du monde que les utopistes ont toujours rêvés, une sorte de Buddha photographiant certains pans du réel afin d’accentuer leur onirisme.
L’œuvre qu’il construit au fil de ses années dans la création contient autant d’étrangeté et de monstruosité que celle de Diane Arbus ou de Joel-Peter Witkin… Comme tente de l’illustre magnifiquement Susan Sontag, comment peut-on parler d’une photographie américaine ou européenne… comparée à l’ancrage relativement local des mots, l’image possède un caractère universellement intelligible. Et pourtant, si l’on s’en tient au vingtième siècle, l’œuvre de Robert Franck, de Larry Clark, d’Arbus ou de Walker Evans baignent dans un imaginaire américain, les mythes de cette nation, les fondements de sa contestation… l’image de sa monstruosité et l’imaginaire monstrueux qui y est évoqué. Mais Kit Brown va plus loin, dans des régions indistinctes de l’image. Une image d’avant l’image, plongeant son spectateur dans l’origine de sa matière, dans l’origine chaotique d’un monde que l’on tente vainement d’ordonner :

« Mais tout n’est que désordre, mon bon. Désordre que les végétaux, les minéraux et les bêtes ; désordres que la multitude des races humaines ; désordre dans la vie des hommes, la pensée, l’histoire, les batailles, les inventions, le commerce, les arts ; désordre que les théories, les passions, les systèmes. Ca a toujours été comme ça. Pourquoi voulez-vous y mettre de l’ordre ? Quel ordre ? Que cherchez-vous ? Il n’y a pas de vérité. Il n’y a que l’action, l’action qui obéit à un million de mobiles différents, l’action éphémère, l’action qui subit toutes les contingences possibles et imaginables, l’action antagoniste. La vie. La vie c’est crime, le vol, la jalousie, la faim, le mensonge, le foutre, la bêtise, les maladies, les éruptions volcaniques, les tremblements de terre, des monceaux de cadavres. Tu n’y peux rien mon pauvre vieux, tu ne vas te mettre à écrire des livres, hein ? »
Blaise Cendrars – Moravagine

  photo : Kit Brown

D’une certaine façon comme le livre le plus furieux de l’histoire littéraire ou comme son auteur, ou comme son double Henry Miller, c’est l’expression primaire des photographies de Kit Brown qui nous ramène à la prose incandescente de Moravagine, le rythme frénétique de la pensée transcrit en langage à haute tension, langage mitraillette, un langage qui tue, qui capte, qui pousse à une furieuse procession. Un langage photographique ! Ou des photographies cendreariennes… L’action photographique qui est la réponse non-saisissable à cet œil incapable de saisir la matière indubitablement dégénérée d’un monde qu’il s’efforce donc à stabiliser par sa faiblesse de fonctionnement. La perception visuelle est un sens malingre.
La photographie modifie l’accès à la conscience. Et l’œuvre de Kit Brown parcourt l’étroit chemin des fantasmagories humaines tout en faisant de ses photographies un univers complètement personnel. A priori une certaine systématique de l’exclusion ou de l’effacement des visages féminins du champs photographié… si ils disparaissent de l’image, leur présence est sous-entendue, comme existante hors de la photographie. Une photographie parcelle esseulée dans une réalité qui l’entoure.
Cette non apparition des visages et des yeux contient une tentative de mettre le regard du spectateur face au pouvoir réel du regard sur le monde… qu’est-ce qu’il manque ? Que sait-on du corps avec cette optique trouble ?

La photographie est un kaléidoscope du néant, une représentation-fixe du jaillissement perpétuel du monde mouvant.
La photographie est une éternité de peut-être…

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